Stasis
Je prends aujourd'hui le
temps de narrer ces événements, car depuis cet été
funeste ils hantent mes nuits me taraudant jusqu'à l'insomnie. Je
sais désormais bien de nouveaux détails sur cette histoire
et c'est en la couchant sur le papier que j'espère retrouver le sommeil.
Je m'assume maintenant dépositaire
de l'expérience vécue par un de mes vieux amis, lui-même
étant a ce jour incapable de la faire partager. Le temps m'a apporté
une nouvelle compréhension sur ces événements que l'émotion
du moment m'empêchait de saisir pleinement.
Je souhaite maintenant décrire
avec précision mon ami autant sur le plan physique que psychologique.
Une bonne compréhension de sa psyché permettra au lecteur
de comprendre les doutes qui m'étreignent encore sur l'interprétation
des faits.
À l'époque c'était un
jeune homme de vingt ans. Sa maigreur lui donnait des airs fantomatiques,
son physique osseux et sa grande taille faisait de lui un être étrange,
longiligne, manquant de grâce dans ses mouvements et se tenant souvent
voûté dans un souci de conformisme du a sa grande taille. Malgré
ces différences, il possédait un charme apaisant. Ses amis
appréciaient sa compagnie calme et sereine, sérénité
feinte. En effet, il était et est toujours malgré sa folie,
mais j'y reviendrais plus tard, d'une intelligence rare et d'une imagination
débordante faisant de lui quelqu'un bouillonnant de réflexions
et de rêves. Je pense maintenant que ce mental atypique le torturait.
La peur de l'incompréhension le poussant à cacher sa nature
profonde que moi, ami de sa petite enfance, était le seul à
connaître. Il était en proie à des frustrations, partagé
entre l'envie de se conformer à ses contemporains et celle de se
sublimer et de les dépasser, mais les deux lui étaient impossibles.
Connaissant cet état d'esprit, je craignais qu'un jour il ne sombre
dans la névrose comme beaucoup d'autres à qui une intelligence
supérieure avait permis d'appréhender la nature profonde des
choses et de la vie sans jamais la comprendre clairement.
Je me souviens parfaitement
de cette soirée où tout a commencé même, si après
le départ de mon ami, je ne me doutais en rien des événements
qui allaient arriver.
C'était donc une nuit d'été
; l'été est chaud dans le Nord même si la croyance populaire
prétend le contraire. Il était près de minuit et je
m'apprêtais à dormir quand la sonnette retentit dans ma chambre
d'étudiant. M'extirpant de ma torpeur nocturne, je m'approchais de
la porte d'entrée, mi-effrayé, mi-curieux de savoir qui pouvait
me déranger à cette heure de la nuit. En collant mon oeil
au judas, je découvris avec surprise mon vieil ami. Je m'empressais
de lui ouvrir, heureux de le voir. En effet, une de ces crises de solitude,
fréquente chez lui, me privait depuis quelque temps de ces visites.
Il rentra rapidement dans la chambre me gratifiant au passage d'une accolade
fraternelle. Je lisais sur son visage une joie et une excitation intense.
- Comment vas-tu mon ami ? M'inquiétais-je.
- Bien ! Très bien !
Sa voix trahissait l'enthousiasme que j'avais
pressenti chez lui lorsqu'il était entré, je pourrais même
parler d'euphorie tant la joie transfigurait son visage d'habitude si impassible.
- Que me vaut ta visite ?
Il plongea son regard dansant d'excitation
dans mes yeux incrédules.
- J'ai J'ai rencontré quelqu'un ! Parvint-il
à dire.
- Et bien, explique-toi !
Je ne parvenais pas à cacher ma curiosité.
- Asseyons nous d'abord.
Je l'invitais à s'installer, refrénant
mon impatience d'entendre son récit. Il s'alluma une cigarette, aspira
la fumée en faisant rougir le foyer et la recracha en volutes nuancées
de gris. Il prit le temps de retrouver son calme, me regarda avec un sourire
béat, et commença son récit.
Ce jour-là, il avait été
d'humeur nostalgique et avait donc décidé, en début
de soirée, de s'offrir une promenade en ville pour laisser libre
cours à sa mélancolie. Ayant connaissance de sa sensibilité
exacerbée et partageant avec lui un goût prononcé pour
le romantisme, je compris aisément les sensations qui l'avaient pénétré
lors de sa promenade qu'il me raconta avec soin. Il avait commencé
ses tribulations lilloises à la porte de Paris, dernière porte
de l'enceinte de la ville médiévale encore debout, pour remonter
toute la rue de Paris jusqu'à la Grand Place. J'imaginais sans peine
la magie qui émanait de la place au crépuscule. La Grand Place,
haut lieu de la vie lilloise, réunit toutes les influences architecturales
qu'a subies la capitale des Flandres. Au milieu de la place, où se
tient fièrement la déesse sur son piédestal, on peut
voir la vieille bourse, construction du XVIIe siècle comme tout le
Nord-Est de la place. Puis au Sud-Est, se trouve le siège d'un journal,
construction typique du nord reconnaissable à son toit en marches
d'escalier. Enfin au Sud-Ouest, on peut admirer des bâtiments du XIXe
siècle où s'étendent de grands magasins modernes.
De là, il s'engagea derrière
la vieille bourse. Il passa d'abord devant l'opéra, haute construction
que l'on croirait sortie de l'Antiquité romaine et pourtant érigée
au début du siècle. Puis il longea la façade de la
Chambre du Commerce et s'engouffra dans l'étroite rue de la clé
communément admise comme l'entrée de la vieille ville : le
vieux-lille comme on l'appelle. Il continua son parcours dans la rue de
la monnaie. Il finit pas s'asseoir à un banc dans un petit parc pris
dans les restes de l'Hospice Comtesse où s'élève encore
les ruines de la chapelle. Là, dans ce lieu qui parait sans age,
il laissa libre cours à ses pensées.
Il fit une pause, me regarda et lu l'impatience
dans mon visage et reprit son récit avec calme :
C'est dans cette enclave de sérénité
au milieu de la cité qu'elle vint à lui. Elle marcha vers
son banc. Elle était rousse à la peau blanche où contrastaient
des yeux vert d'eau et des lèvres sanguines, donnant à son
visage une esthétique baroque. Elle était fine, de taille
moyenne et se déplaçait avec grâce, presque en glissant
sur le sol. Elle s'assit sur le banc à côté de mon ami,
le gratifiant d'un sourire chaleureux et d'un bonjour incitant à
la conversation. D'après mon ami, cette jeune femme n'était
pas exceptionnellement belle, mais il se dégage d'elle un charme
presque surnaturel. Il la regarda stupéfait, observant le mouvement
presque hypnotique de sa chevelure bouclé, sa langue se délia
:
- Bonjour ! Réussit-il à articuler.
Et la conversation s'engagea, d'abord sur
des sujets affreusement banals, puis elle prit de la profondeur et de l'emphase
alors que, d'après mon ami, une complaisance profonde s'installait
doucement entre les deux protagonistes. De toute évidence mon ami
était tombé sous le charme de cette jeune femme au moment
où ils durent se quitter. Avant de partir, elle le convia à
un rendez-vous au même endroit deux jours plus tard et lui offrit
un petit pendentif attaché à une chaîne en argent. Mon
ami subjugué par cette femme accepta avec joie et pris le pendentif
sans même s'interroger sur les motivations de la jeune femme à
lui offrir ce bijou dès leur première rencontre. Après
avoir quitté la jeune femme il se rendit directement chez moi.
Intrigué j'incitais mon ami à
me montrer le pendentif en question, il plongea sa main dans sa chemise
et après avoir ôté la chaîne de son cou me tendit
l'objet. C'était une masse ovoïde lisse de toute inscription.
À première vue, elle aurait pu passer pour de l'argent, mais
sa masse était bien trop importante. Je constatais que c'était
un métal qui m'était inconnu et je rendis l'objet à
mon ami qui s'empressa de le remettre contre son torse. Il prit congé,
et en refermant la porte je ne pus m'empêcher de penser qu'il continuerait
à traîner dans les rues de Lille pendant encore quelques heures.
Je me couchais quelque peu jaloux, je l'avoue, du bonheur de mon ami.
Le lendemain le téléphone
sonna en début d'après-midi, c'était mon ami. Il semblait
paniqué et m'annonçait qu'il arriverait chez moi d'une minute
a l'autre. Quelques instants plus tard la sonnette résonna dans mon
appartement et je laissais mon ami entrer. Il semblait en proie à
une profonde angoisse et la peur transfigurait son visage.
- Oh mon Dieu ! S'écria-t-il en entrant.
- Que se passe-t-il ? M'inquiétais-je.
Il s'assit et me raconta sa nuit :
Après m'avoir quitté, il avait
longuement marché dans les rues de Lille sachant que l'excitation
l'empêcherait de trouver le sommeil, si bien qu'il ne rentra chez
lui que vers quatre heures du matin. Quand il se jugea suffisamment fatigué
pour espérer dormir, il se coucha. Une fois allongé le calme
vient à lui, c'est là qu'il ressentit une présence,
proche, très proche. Il se croyait observé de toute part,
ne sachant localiser avec précision la présence. Puis il se
sentit relégué au fin fond de son cerveau, perdant peu a peu
l'usage de ses sens. C'est là qu'il comprit que la présence
ressentie plus tôt se trouvait en fait à l'intérieur
même de son cerveau. Il fut alors pris de panique, l'intensité
de cette émotion exacerbant sa volonté lui permit de reprendre
le contrôle de son corps. Il avait alors arpenté son appartement
toute la nuit, paniqué et ne sachant que faire. Le matin venu il
décida de consulter un spécialiste d'occultisme. Il raconta
à celui-ci les événements de la nuit avec précision.
L'homme lui demanda alors s'il n'avait pas récemment fait l'acquisition
d'un bijou. Mon ami répondit par l'affirmative et lui montra le pendentif
en racontant les circonstances de son acquisition. L'homme paru pris de
panique et lui expliqua que le pendentif était fait d'orichalque,
métal dont on se servait en sorcellerie. Le pendentif était
en fait une stase, objet à la propriété magique, dont
on se servait pour enfermer l'âme des morts en attendant de leur trouver
un nouveau corps. D'après le spécialiste, la jeune fille lui
ayant fait cadeau de la stase était en fait une sorcière qui
souhaitait que l'âme enfermée dans le métal prenne possession
du corps de mon ami.
Une sorcière ! C'était plus
que je ne pouvais en entendre, mon ami avait sombré dans la folie,
non pas dans la névrose comme je le craignais, mais dans la schizophrénie
! Je le laissais malgré tout poursuivre son récit avant de
lui livrer mes pensées.
Mon ami s'etait donc inquiété
auprès du vieil homme de ce qu'il convenait de faire, l'homme lui
répondit qu'il etait bien embarrassé et que seul la sorcière
en question pouvait contraindre le parasite à regagner sa stase.
Après cet entretien mon ami avait couru jusque chez moi.
Il était maintenant devant moi, désemparé.
Je lui signifiais qu'il ferait mieux de consulter un médecin plutôt
qu'un occultiste. Il me lança un regard glacé et me dit que
non, il n'était pas fou et qu'il était réellement en
proie à de la sorcellerie. Il me proposa de s'adonner à une
expérience qui nous permettrait d'en savoir plus sur son "invité"
comme il l'appelait. Il voulait se donner à lui, le laissant prendre
le contrôle de son corps pour que je puisse l'interroger. Il me précisa
qu'il trouverait bien un moyen de reprendre le contrôle l'ayant déjà
réussi une fois. J'acceptais persuadé qu'il ne parviendrait
à rien.
Il s'installa alors plus confortablement,
ferma les yeux et respira profondément. Son visage changea d'expression,
il ouvrit les yeux et je découvris un regard qui n'était pas
celui de mon ami. Je crus d'abord à une plaisanterie, puis pris de
doutes, je me prêtais à l'expérience.
- Qui êtes-vous ? Demandais-je a l'homme
qui n'avait plus qu'une vague ressemblance avec mon ami.
- Mon nom à peu d'importance me répondit-il,
avant je n'étais qu'une entité sans support physique si ce
n'est ce pendentif. Désormais je contrôle le corps de votre
ami, son âme est reléguée à l'arrière-plan
de son cerveau, et elle se libèrera avec la mienne lorsque ce corps
mourra.
Tout ce bavardage m'étonna, sûrement
la joie d'avoir retrouvé un corps rendait cet être loquace.
- Que voulez-vous ?
- Vivre et maintenant que j'ai pris le contrôle
de ce corps plus rien en m'en empêche !
- Mais vous ne pouvez pas, ce corps ne vous
appartient pas !
- Certes et alors ?
Je pris conscience que j'étais impuissant
devant la situation lorsque l'expression de mon interlocuteur changea brusquement.
Mon ami était de nouveau devant moi l'air épuisé et
apeuré. Je lui fis un rapide compte rendu de mon entretien malheureusement
peu fructueux. Il me raconta alors ses impressions lorsqu'il avait perdu
le contrôle de son corps. Il s'était senti absorbé par
le néant ayant perdu toute sensation, n'ayant plus que sa pensée
pour seule compagnie. Seule l'angoisse profonde de rester ainsi pris au
piège lui a donné la force de prendre le pas sur son "invité".
Il me laissa alors encore sous le choc me disant qu'il devait se préparer
pour son rendez-vous avec la sorcière chez qui il espérait
trouver des réponses. Il me quitta m'assurant qu'il me tiendrait
au courant, je le laissais partir avec appréhension.
Je n'avais pas eu de nouvelles
de mon ami durant trois jours, quand le matin du quatrième jour je
remarquais dans mon courrier une lettre de lui :
Mon cher ami,
Cela fait maintenant deux jours que moi, mon
"invité" et ma charmante sorcière vivons ensemble.
Bien sûr, je te dois quelques explications : le soir du jour de notre
petite expérience je suis allé au rendez-vous à l'hospice
Comtesse et y attendais ma sorcière. Lorsque je la vis arriver, je
me levais prêt à l'assaillir de questions, mais une fois arrivé
prés d'elle je ne puis que rester muet, absorbé par son charme.
J'étais prêt à tout accepter d'elle, je me doute que
ce sentiment n'a rien de naturel et qu'il cache quelque chose de magique,
mais je ne puis m'en défaire pris au piége par cette charmante
sorcière. Devant mon mutisme, elle pris l'initiative de me fournir
quelques explications. La stase renfermait l'âme de son ancien amant
mort dans des conditions qui me restent obscures. Elle était fort
surprise de voir que j'avais réussi à repousser les assauts
de mon "invité", mais je savais que si elle me demandait
de m'effacer pour lui laisser la place, je le ferais sans même me
poser de questions. Fort heureusement, elle n'en fit rien et m'invita à
vivre chez elle. Évidemment je ne pus refuser l'invitation.
Je sens que mon "invité"
gagne en puissance et en ténacité grâce à la
présence de ma sorcière. Lorsqu'elle me prend dans ses bras,
je me sens happé par le néant et je sais qu'il prend ma place
et qu'ils se livrent à des étreintes passionnées. Mon
Dieu comme je l'envie, je sais que tôt ou tard il prendra définitivement
le contrôle. Ou pire nous sombrerons tous deux dans la folie, mais
je ne puis pas me résoudre à quitter ma sorcière dont
la présence et comme un cancer pour moi.
J'étais atterré
par la lettre de mon ami incapable de croire à son histoire, cependant
dans l'impossibilité de m'avouer qu'il avait sombré dans la
folie. Je ne savais que faire ne sachant pas où il se trouvait. En
effet, son appartement était vide à toute heure de la journée.
Je me résignais donc à attendre lisant tous les matins les
fait divers, cherchant à savoir si l'on n'avait pas récemment
interné un jeune schizophrène.
Puis la réponse vint un matin, la brève relatait un événement étrange survenu a l'asile d'Armentières. On avait interné dans l'après-midi un jeune homme d'une vingtaine d'années trouvé dans la rue en véritable état hallucinatoire. Le jeune homme semblait se battre avec lui-même menant un dialogue avec sa propre personne. Lorsqu'il parvint à se calmer, il était littéralement épuisé et clamait à qui voulait l'entendre qu'il n'était pas fou. Les médecins furent bien incapables de conclure sur son cas et ne trouvèrent au petit matin qu'un lit vide avec sur l'oreiller un petit objet ovoïde fait d'un métal inconnu. Le personnel encadrant se demande encore comment le malheureux aliéné a fait pour s'échapper. Je refermais le journal quelque peu désorienté et profondément attristé.
Depuis je ne cesse de chercher cette sorcière
qui elle seul détient les réponses aux questions que je me
pose.
Par Golum
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